15 septembre 1914, front de l’Aisne, France

Il faisait bon vivre dans le mess[1]. La relève venait d’arriver et, bientôt notre division rejoindra le reste du 1er Corps, séparé de notre division lors de la bataille de la Marne.

 

Discutant avec un nouveau venu, j’appris que le 1er Corps ne s’arrêterait pas avant d’être en vue du village de Brimont. Un village perdu habité par moins de 700 personnes que les Allemands occupaient depuis un mois environ. Ce village devait être pris. C’était le maillon faible de la ligne de défense allemande et notre seul moyen de traverser le fleuve de l’Aisne.  Quelques heures plus tard, un peu avant midi, notre division se mit en route vers la commune de Craonne.

 

Le village de Craonne n’était plus du tout un village. Les maisons étaient devenues de véritables baraquements. Des tours de garde s’effectuaient autours de la ville et des tranchées avait été établies pour contrer une attaque possible. Au centre du carrefour principal, le caporal en chef de la protection de Craonne, Wilfrid Heylster, fouillait dans les millions de cartes de la région, espérant tomber sur les positions allemandes. Après plusieurs minutes, il daigna enfin nous jeter un regard.

 

– Vous devez être ceux du 1er Corps ? Vous êtes arrivés juste à temps. Ils lanceront l’assaut d’ici une heure. Traversez les baraquements en ligne droite et vous déboucherez sur la plaine, le 1er Corps y sera.

– Merci mon caporal, lui dis-je.

 

On entendit les clairons particuliers des officiers britanniques suivis de cris d’hommes se faisant déchiqueter par les balles. L’espace d’un instant, j’aurais préféré faire partie de ceux tombés là-bas. Pour eux, au moins, leur calvaire était terminé…

 

Visiblement, nous n’étions pas les seuls à avoir été séparés du Corps, ses effectifs était passés de 60 000 à 32 000 hommes en l’espace d’une semaine.

 

Il y vivait une ambiance des plus moroses, j’y avais pris l’habitude depuis notre débarquement. J’avais beau chercher French partout, il s’était volatilisé. Quand je sortis de l’enceinte du campement, je vis French et ses officiers discuter de la situation tendue de la bataille. Faire traverser des milliers d’hommes à travers une rivière bordée de l’autre côté par une rangée de canons et de mitrailleuses n’avait jamais été plaisant, même pour un général.

– Mon général, lui dis-je d’un ton ferme.

– Oui, lieutenant-caporal ?, dit French d’un ton las.

– Nous venons d’arriver au campement, nous apprécierons savoir quel sont les objectifs du prochain assaut.

– La première vague a réussi à traverser l’Aisne. De ce côté-ci du fleuve, ils étaient 11 000. Arrivés de l’autre côté, ils n’étaient plus que 5 000. Nous venons de perdre le contact avec leurs caporaux. La deuxième vague aura l’objectif d’atteindre la ville de Brimont. Il faudra que vous atteigniez l’autre berge. Quand vous nous aurez envoyé le signal de la capture des positions allemandes, nous vous enverrons la 4e et 5e vagues pour vous soutenir durant votre avancée.

– Merci, mon général.

– Ah oui et si vous pouviez nous ramener la 1ère vague au bercail, nous vous serions très reconnaissants.

Ma crainte, quant aux techniques de boucherie que les généraux français et anglais utilisaient pour capturer l’objectif, s’était avérée fondée. Pour eux, c’était la quantité qui primait sur la qualité.

 

Arrivé au campement de la division, je fis à ma division un bref briefing et rentrai dans ma petite tente faite sur mesure. Sur ma table était déposée une petite croix en or offerte par ma grand-mère avant sa mort. Je la pris, les larmes aux yeux, et la serrai dans ma main. Demain, j’aurai la chance de voir la mort en face. Je fermis les yeux et priai Alea jacta est…

[1] Un mess est une cantine, un restaurant militaire pour officiers et sous-officiers.

Clément Jannard

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