Jour 1 – Hier

Quand le train a déraillé, Jay nous filmait déjà depuis longtemps.

Sur son skate, P.O. était en feu ce soir là. En feu… mais cool. Relax. C’est son style. Avec lui, on dirait que n’importe quel trick a l’air facile. Jamais de cri. Jamais de plonge épique. Il est juste… chill.

Will, lui, c’est tout le contraire! Il gueule, il se plante, il rit… Ça doit faire deux mois qu’il essaye de lander son maudit Merlin Twist Kickflip! Il s’est bêché tellement souvent depuis qu’il a vu un pro faire ça sur Youtube… mais il s’en fout. Il continue.

Moi? Bah… je me débrouille sur une planche. Sérieux, je suis pas pire! Mais c’est plus parce que que j’en fait vraiment souvent depuis vraiment longtemps. Je sais que j’aurai jamais le talent naturel de P.O. et que je serai jamais aussi casse-cou que Will.

Puis Jay, ben… Okay, on va se le dire, Jay est franchement pourri! Mais c’est correct: il le sait, il s’assume! De toute façon, ça tombe bien: ça prend quelqu’un pour faire le cameraman, puis c’est le seul à avoir des parents assez riches pour lui payer un iPhone 11. N’empêche que les fails les plus légendaires de la gang, c’est à Jay qu’on les doit quand sa soeur Corinne vient filmer!

Bref, c’est un soir d’été comme plein d’autres. Mais une heure plus tard, toute notre vie va basculer.

On ne pouvait pas savoir.

. . . . .

L’usine Bowman.

J’avoue que c’est loin d’être le paradis du skate. L’édifice est abandonné depuis tellement longtemps que les fissures dans l’asphalte vont de la bâtisse jusqu’aux rails du chemin de fer. En même temps, on n’a pas vraiment le choix. L’année passée, quand la police a pogné la gang à Pichette avec de la vodka volée à l’épicerie, ils ont fermé le skate park. Pichette puis ses chums de secondaire 5 s’en foutaient. Ils aimaient pas vraiment le skate. Je pense que c’était plus une excuse pour se ramasser en gang puis faire des conneries.

Pas nous autres.

Will, Jay, P.O. puis moi, on a toujours fait de la planche. On trippe pour vrai. Ça fait qu’arrêter le skate, ça n’a jamais été une option. Mais ça nous prenait une place. C’est pour ça qu’on a pensé à la vieille usine Bowman, de l’autre côté du chemin de fer. C’est un peu plus loin, mais on était sûrs d’avoir l’espace pour nous tout seuls. Au fil des mois, on a adopté la place. C’est notre spot. On a même traîné un vieux sofa qu’on a trouvé dans le champs.

Donc, c’est là qu’on est, le soir de l’accident. À l’usine. On fait des descentes dans les anciennes rampes de chargement, pas longtemps avant que le soleil se couche. Selon Jay, la lumière est parfaite pour filmer.

C’est à ce moment là que le train… que toute notre vie déraille.

. . . . .

Ça commence comme un cillement de métal qui s’amplifie sans fin et nous déchire les tympans.

Puis, il y a l’impact. Un son si fort qu’on ne fait pas seulement l’entendre, on le ressent. Comme une onde de choc, une vibration qui nous traverse. Au même moment, le sol nous secoue à en perdre l’équilibre.

Après, c’est le long cri strident du métal déchiré qui se prolonge pendant une minute interminable. On dirait des ongles d’acier se frottant sur un tableau de fer. Grincement de dents. Chaire de poule.

Quand le silence revient, on se regarde sans dire un mot pendant un instant. Battements de coeur. Respiration. C’était un train, un déraillement, on l’a tous compris.

Will se met à courir vers l’autre côté de l’usine, vers les rails. On le suit sans réfléchir.

En tournant le coin, Will s’arrête d’un coup sec. On ralentit. En arrivant à sa hauteur, on voit nous aussi: une locomotive, deux wagons. En quittant les rails du côté de l’usine, l’engin de tête a littéralement creusé un fossé dans l’asphalte craquelée de l’ancien stationnement. Les deux wagons se sont détachés pendant le dérapage, puis ils ont basculé de l’autre côté des rails. D’où on se tient, on peut juste voir le dessous des deux voitures.

P.O. commence à s’approcher. On veut le retenir, Jay puis moi. On lui dit de pas faire le con, que ça peut être dangereux. Même Will a des doutes. Ça pourrait exploser, selon lui. Mais P.O. veut rien entendre: s’il y a des blessés, il faut les aider. Quand le gars le plus cool de ta gang fonce en héros, qu’est-ce que tu peux faire?

On finit par le suivre.

Très vite, on comprend que quelque chose est bizarre. Des trains, on en voit passer tous les jours en faisant du skate. Vieux tacots rouillés et couverts de graffitis cools. Rien à voir avec la grande locomotive noire full moderne qui est devant nous. En plus, un symbole louche, comme un logo, est peint un peu partout sur les plaques de métal. Rien pour nous rassurer.

À travers les vitres fracassées, on voit que la cabine du conducteur est libre. C’est louche, ça aussi… mais ça explique peut-être l’accident. Même si P.O. fait la gueule, Jay insiste pour tout filmer. Il dit qu’on va faire plein de cash en vendant ces images-là après. Je les laisse s’obstiner, j’ai pas le coeur à ça. Le train, le déraillement… j’ai comme un drôle de pressentiment.

Malgré le malaise, on enjambe le fossé et on traverse les rails pour aller vers les deux autres wagons, couchés dans le champs. P.O. et Will lancent des appels pour interpeller des blessés.

Sans pouvoir expliquer pourquoi, plus on approche, plus je suis mal à l’aise. Comme si on était observés. Je demande encore à P.O. de revenir, de partir. Peut-être que c’est le ton de ma voix ou peut-être qu’il le sent lui aussi… mais quand il se retourne enfin pour me regarder, je le vois clairement dans ses yeux: il a peur.

C’est à ce moment là précisément que je comprends ce qui m’agace autant: le silence autour de nous est total et absolu.

Pas un oiseau. Pas une grenouille. Pas un insecte. Rien.

En plein champs, en été… le vide.

Jusqu’à ce qu’un hurlement inhumain résonne juste à côté de nous, dans la carcasse de métal du wagon le plus proche. Jay crie de peur. Will se met à sacrer. On court tous comme des malades. On court dans les herbes hautes, vers n’importe où, le plus loin possible, le plus vite possible. Un bruit de métal déchiré derrière. Je cours encore plus vite. Je pense que je pleure. Je sais plus. Ça dure dix secondes… ou mille, j’en ai aucune idée!

Je risque un regard en arrière. Je vois plus personne. Je suis seul. Les herbes me dépassent de deux bonnes têtes. On s’est éparpillés, on s’est perdus.

Je panique.

J’entends P.O. gueuler mon nom, tout près. Quand je me retourne, j’ai à peine le temps de voir une ombre foncer sur moi. Tout devient noir.

Et pendant que je perds connaissance, la voix de P.O. qui m’appelle… encore plus proche… mais si lointaine…

« ALEX! »

 

 

. . . . .

Épisode écrit par Monsieur Martin

N’hésitez pas à laisser vos commentaires ou suggestions. À suivre…

10 thoughts on “Jour 1 – Hier

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *