Jour 3 – Aujourd’hui

Ce silence là n’a rien de normal.

C’est la seule pensée qui a le temps de me traverser l’esprit avant que le train ne quitte les rails. Je devrais entendre les objets qui se fracassent un peu partout, mon corps projeté à travers la locomotive, les cris de panique et de douleur tout autour de moi, le métal des roues qui se déchire sur les rails…

Rien. C’est comme si les sons étaient étouffés, aspirés et emportés ailleurs.

Puis, pour un bref instant, l’espace d’une fraction de seconde, j’ai l’impression que tout s’arrête et se fige sur place. Je flotte, immobile, suspendu dans le vide dans un moment d’éternité tellement silencieux qu’il en devient assourdissant.

Puis, l’instant passe.

Toujours aucun son, mais mon mouvement se poursuit. Le choc de mon corps qui s’écrase sur le métal du tableau de bord déclenche une douleur atroce dans mes côtes et mon épaule. Je ne peux pas encore les entendre, mais je sens mes os craquer à l’intérieur. Je m’effondre par terre alors que les vibrations et les secousses du train qui dérape cessent enfin.

Nous sommes arrêtés.

À cet instant précis, au moment ou la douleur va me faire perdre connaissance, quelque chose se produit. En moi. Comme un déclic. Une sensation de vertige intense, un vide qui monte du plus profond de mes entrailles.

Quelque chose se réveille…

Quelque chose se réveille… et prend le contrôle.

Je suis encore conscient. Je peux voir, réfléchir, sentir mes bras et mes jambes bouger… je commence même à entendre à nouveau. Mais je ne contrôle plus rien. Quelque chose a pris les commandes. Quelque chose qui n’est pas moi. Je suis devenu un passager dans mon propre corps piloté par… un Autre.

L’Autre bouge vite. Il nous relève. En un seul déhanchement et en une simple torsion du cou, il replace nos os déboités. Comme un chien qui secouerait l’eau dans son pelage, il se débarrasse de nos blessures. Il jette un regard rapide autour de nous et constate que nos adversaires commencent eux aussi à se relever. Il fonce vers la porte.

Je crie.

« NON!!! JAAAAAAYYYY!!! »

Aucun son ne sort de notre bouche. Je ne la contrôle pas. Mais toute ma conscience hurle silencieusement. Instantanément, l’Autre nous arrête.

Est-ce qu’il m’a compris?!? J’espère. Je pense à Jay de toutes mes forces. Je pense aux milles souvenirs de mon ami. Je pense à Corinne, sa soeur.

L’Autre nous retourne.

Il m’a entendu! Je suis sûr qu’il m’a entendu!!!

Il nous précipite vers le fauteuil où Jay était assis. Un des scientifiques se relève péniblement pour nous barrer la route, mais, sans même interrompre son mouvement, l’Autre saute et lui plonge notre genou en pleine poitrine. Je ressens… Nous ressentons les côtes de l’homme se brser sous l’impact. L’Autre continue jusqu’à Jay.

Affalé sur le tableau de bord, inconscient, mon vieil ami est mal en point. Une coupure sur son front saigne abondament… C’est mauvais signe.

L’Autre lui passe le bras droit autour de la poitrine et le gauche sous les genoux. Il le soulève sans le moindre effort et nous repartons aussitôt vers la sortie. Tout autour, les gémissements des scientifiques qui reviennent à eux. Sans nous retourner, nous quittons la locomotive.

« CTOП!!! »

Le cri retentit un fraction de seconde avant le coup de feu. La balle traverse notre corps juste en haut de la hanche droite. Étrangement, même si je sais que la douleur est atroce… c’est comme si elle ne m’appartenait pas.

L’Autre lance un hurlement démesuré, absolument terrifiant. Multiplié par le résonnement des murs de métal du wagon, le son est si puissant que je n’arrive pas à croire qu’il soit sorti de notre bouche.

Le vieux scientifique grimace de douleur, échappe son arme et se plaque les mains sur les oreilles.

L’Autre n’attend pas. Libérant une de nos mains, il attaque la paroi d’acier du train et entreprend de la défoncer.

 

***

 

Nous courons.

Partout autour, de grandes herbes jaunies poussent à l’état sauvage. Nous perdons encore beaucoup de sang, mais l’Autre nous déplace à une vitesse folle.

J’ai un sentiment de déjà vu… comme je n’en ai jamais vu.

Nos forces s’épuisent rapidement. Je le sais, parce que nos bras ont de plus en plus de difficulté à tenir Jay. L’Autre aussi le sait. Je sens sa panique qui monte. Il cherche. Notre regard va de tous côtés.

Des cris. Certains sont éloignés. Mais d’autres, plus près. Dangereusement près.

Attends, une minute. Ce champ là… je le connais.

Puis, une silhouette apparait entre les herbes. L’Autre n’hésite pas : même affaibli, il fonce. C’est peut-être notre seule chance de leur échapper avant qu’ils se regroupent et nous encerclent.

Il plonge vers l’ombre… Et il s’arrête net.

C’est moi.

C’est nous.

Je…? Comment…?

À quelques mètres seulement devant nous… se trouve… Moi. Alex.

Le soleil couchant juste derrière nous l’aveugle, mais je lis clairement la panique dans les yeux de ce Alex là. Un nouveau coup de feu. La balle siffle juste à côté de nous. Alex, le Alex qui qui se tient devant nous, reçoit le projectile en pleine poitrine, juste au dessus du cœur. Il tombe.

Nous courons.

 

***

 

Corinne revient de la chambre de Jay, une serviette tachée de sang à la main.

« Il dort. Je pense qu’il va un peu mieux. »

Elle replace une mèche de ses longs cheveux bruns, visiblement encore secouée. Je veux dire… je ne la blâme pas. Quand un de ses meilleurs amis débarque en catastrophe avec le corps de ton frère inconscient dans les bras, t’as le droit de capoter un peu. Surtout si les deux pissent le sang et ont la peau couverte de cicatrices et de tatouages qu’ils n’avaient pas quelques heures plus tôt…

Pourquoi être venus ici? En vérité, je sais pas trop. Jay était semi-inconscient, j’étais sur le point de m’effondrer aussi… ça m’a semblé la seule solution.

Corinne aurait tellement pu paniquer en nous voyant. Mais non. Pantoute. Elle a réagi instantanément. Nettoyer les plaies. Appliquer les pansements. Elle a juste… fait ce qu’il fallait. Avec leurs parents toujours partis en voyage et un frère aussi gaffeur, elle n’a pas eu le choix de devenir la soeur responsable. Sauf que là, c’est plus qu’une mauvaise plonge en skate.

Je dois lui parler, la rassurer. Il faut que je lui dise quelque chose.

« Écoute, Corinne… »

Mais je lui dis quoi? On a été enlevés? On a été utilisés comme cobayes par des scientifiques fous? On a survécu à un déraillement? J’ai été possédé? Je me suis croisé moi-même dans le champ en arrière de l’usine? Ma blessure par balle s’est refermée toute seule en marchant jusqu’ici?

Peu importe ce qui va sortir de ma bouche, je vais avoir l’air d’un psychotique schizophrène!

« Euh… merci! »

Je trouve rien d’autre.

Elle me fixe, l’air inquiète.

« Alex, c’est quoi ça? »

Dans sa main, je vois un gros carnet de notes. Ça me prend plusieurs secondes avant de comprendre : c’est le carnet de notes louches que j’ai pris dans le train! Elle a dû le trouver dans le sac où j’avais mis le iPhone de Jay et l’équerre de métal. Je la regarde, bouche ouverte. J’hésite.

Elle me dit qu’elle l’a lu.

« C’est écrit en russe. J’ai pas tout compris, mais… j’ai vu les photos.»

Elle me tend le livre. En tournant les pages, mon coeur se met à battre plus fort. On nous voit. Tous les quatre. P.O., Will, Jay puis moi. On voit… ce qui s’est passé, ce qu’ils nous ont fait. J’ai mal au coeur. Au fil des pages, chaque cicatrice, chaque tatouage sur ma peau prend une autre signification. Chacune de ces marques là est une expérience qu’on m’a fait subir.

« Ça n’a aucun sens, Alex. Ce qu’on voit, là-dedans… Ça a dû durer des mois, mais… vous êtes juste partis faire du skate cet après-midi.»

Je regarde mes amis, les gars qui me connaissent depuis que je suis ti-cul, qui me connaissent mieux que mes propres parents, étendus, drogués, inconscients… En train de se faire charcuter par des gens en combinaison jaune. Les larmes me montent aux yeux. Des larmes de frustration. De rage.

« Y’a tellement de pages. Ça s’arrête jamais. Puis regarde, Alex, on dirait qu’arrivé à cette page là, ça recommence. On te voit… Mais… t’as presque plus de tatouages tout d’un coup. Puis ces nouveaux tatouages là, c’est pas les mêmes que tu as maintenant. C’est juste… complètement fou. »

Les yeux plein d’eau, je la regarde.

« C’est qui se monde là, Corinne? Pourquoi ils nous ont fait ça à nous? Qu’est-ce qu’ils nous veulent?!?»

Elle réfléchit un moment, l’air déçue.

« Je m’excuse, Alex… C’est pas clair. Ils disent juste qu’ils sont les сторож, ça veut dire les gardiens.. ou les veilleurs. Ils parlent sans arrêt du вирус червя ou du вирус боумена… autrement dit le virus du ver ou le virus de l’archer. Ça a peut-être un lien avec les expériences, mais… c’est pas écrit. Puis ils vous appellent tout le temps les мальчик боумена… les enfants de l’archer. Ça fait pas vraiment de sens… Je suis désolée. »

Mais en me regardant, Corinne voit tout de suite que moi j’ai compris quelque chose. Ma tête est déjà ailleurs. Je formule déjà un plan.

« Je sais où ils les ont emmenés, Corinne. On a pas une seconde à perdre. Faut que j’y retourne. »

Corinne me regarde, paniquée.

« Quoi?!? Comment ça?!? Tu peux pas repartir comme ça!!! Faut appeler la police!!! »

Je lui explique qu’on n’a pas le temps. Que la police ne va jamais nous croire. Que P.O. et Will vont mourir ou disparaitre pour toujours si je ne pars pas tout de suite. L’Autre s’agite au fond de moi.

« Mais pour aller où, Alex?!? Tu sais même pas ils sont où!!! »

Avec l’Autre qui s’éveille, lentement, mes forces me reviennent. Oh oui, je sais…

« Un archer, sais-tu comment on dit ça en anglais, Corinne? »

Elle fronce les sourcils, réfléchit une seconde puis ses magnifiques yeux marrons s’illuminent.

« Bowman… »

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