Les dessous du monde journalistique

 

L’équipe du JAC a eu la chance de faire une visite au journal La Presse le 23 février dernier. Pour l’occasion, les journalistes de l’école ont pu s’entretenir avec Éric Trottier, le rédacteur en chef et vice-président du célèbre journal, pour lui poser des questions.

Journal Armand-Corbeil (JAC) : Est-ce que, dans le milieu du journalisme, une source nommée est plus puissante que plusieurs sources anonymes?

Éric Trottier (É.T.) : « Cela va dépendre des sources anonymes. Des fois, si la source anonyme qui nous donne de l’information est directement impliquée dans l’histoire qu’elle rapporte, alors là, c’est suffisant. Tout dépend toujours de la gravité de l’histoire et de qui est la source, par exemple, dans l’affaire Salvail, cinq sources anonymes n’auraient sans doute pas été suffisantes, il nous en fallait au moins une publique. »

JAC : Qu’est-ce qu’on fait dans le cas où nos journalistes sont surveillés par la police comme ce fut le cas de M. Lagacé?

É.T. : « Quand on a découvert que le téléphone de Patrick Lagacé avait été mis sous écoute par la police, on s’est bien battu en menant une bataille légale. Très rapidement, cela nous a permis de démontrer que sans source, eh bien, il n’y en a pas d’histoire, il n’y a pas d’informations. Moi, je ne me réveille pas le matin pour les inventer, les histoires, elles viennent de quelque part et c’est pour ça que je dis que la première qualité d’un journaliste, c’est de développer ses sources. À la base, c’est nos sources qui nous parlent et nous rapportent des histoires, alors, quand la police se met à espionner des journalistes, le message que ça envoie à toutes les sources, c’est de ne plus parler aux journalistes. Vraiment, les gens se sont tus pendant un bout, les sources ont arrêté de nous appeler, car elles avaient peur de se faire découvrir et de perdre leur emploi. Pour conclure, on a mené cette bataille et les politiciens, autant à Québec qu’à Ottawa, se sont dit: » Si la police a le culot d’espionner les journalistes, ça veut dire qu’ils doivent avoir le culot de nous espionner aussi. » Ç’a été un dossier où ils ont agi très vite et publiquement, ils ont dit qu’ils voulaient protéger l’information et les journalistes. Ottawa a adopté un projet de loi qui empêche maintenant la police d’espionner les journalistes comme ils l’ont fait. »

JAC : Quand vous avez commencé le métier de journaliste, est-ce que vous aviez une idée de tout ce qui allait découler de cela?

É.T. : « Non, tu découvres cela en le faisant. C’est certain qu’à l’université, quand on t’apprend la base du métier, on va faire une session complète sur la notion d’intérêt public, car on est là pour défendre l’intérêt public. On se pose des questions sur ça, à l’université, alors, quand tu arrives après ça dans une salle de rédaction, tu sais pourquoi tu veux faire ce métier-là, tu veux défendre l’intérêt public. »

JAC : Donc, qu’est-ce que l’intérêt public?

É.T. : « L’intérêt public, c’est l’intérêt de tous les publics. C’est l’intérêt le plus large dans la société. Alors, admettons que toi, ton intérêt, ta passion, ce soit le tennis et tu veux juste parler de tennis. Encore mieux, tu veux juste parler du club de tennis où tu t’entraines. Là, tu commences à t’approcher de ton intérêt privé quand tu fais cela. Parler d’intérêt public, c’est parler des choses qui ne t’intéresseny pas nécessairement toi, mais qui vont être importantes pour la plus large portion de la population. On n’est pas là à faire ce métier-là pour nos intérêts personnels. Je ne suis pas là pour défendre mes intérêts à moi, ailleurs, on a des règles d’éthique qui nous empêchent, qui nous disent qu’on ne doit jamais défendre nos intérêts personnels. Il faut trouver l’intérêt public d’une question et on s’attaque à ça, on essaie de défendre ces principes-là. »

JAC : À défaut de s’ultra-spécialiser dans un sujet qui nous tient à cœur, il y a sûrement des journalistes qui vont se spécialiser dans un domaine, par exemple le sport, parce qu’ils aiment ça tout en présentant des nouvelles qui vont défendre l’intérêt public?

É.T. : « Complètement, c’est beaucoup comme ça. C’est certain qu’on n’empêche pas les journalistes de le faire, par exemple, je prends les gens du cahier des arts: s’il y a un journaliste parmi eux qui s’intéresse au cinéma et veut devenir critique de cinéma, bien il risque d’être bon, car il est passionné par le cinéma. Par contre, si lui, tout ce qui l’intéresse, c’est le cinéma d’action ou le cinéma-vérité des années 70 ou un segment très pointu du cinéma, moi, à un moment donné, mon travail, ça va être de lui dire que la population n’aime pas nécessairement ça et qu’il doit aussi parler des grands films hollywoodiens. Je vais l’obliger à considérer l‘intérêt public en faisant en sorte qu’il aborde le cinéma sans y mêler ses intérêts personnels. »

JAC : Est-ce que c’est difficile de se tailler une place stable dans le monde du journalisme quand tu commences?

É.T. : « Il y a deux façons de commencer le métier, il y a à la pige où vous pouvez aller travailler déjà même à votre âge. Généralement, la plupart des gens vont commencer en faisant de la pige et après ça, si vous avez la chance de vous trouver du travail dans n’importe quelle salle de rédaction, c’est là que vous allez apprendre et avancer le plus. Il y en a beaucoup, de salles de rédaction au Québec; il y a Le Devoir, Le Journal de Montréal, nous, à La Presse, Radio-Canada, TVA, LCN et il y a aussi des sites web, comme Huffington Post. Une fois que tu es dans une salle de rédaction, cela dépend de toi et de ce qu’on recherche. »

JAC : Donc, qu’est-ce qu’on recherche chez les journalistes?

É.T. : « On recherche des journalistes qui ont des défauts importants. Le premier défaut, c’est d’être “tête de cochon”. Si vous l’êtes, ça peut vous aider à être journaliste, parce qu’il faut s’acharner. Il faut qu’on trouve les bons arguments pour convaincre les gens de nous parler et on ne peut pas les obliger, on n’est pas des policiers. C’est pourquoi il faut avoir des journalistes qui sont “tête de cochon” et qui vont s’acharner jusqu’à ce que ça marche. Ensuite, on recherche des gens qui sont un peu TDAH et impulsifs parce que c’est un métier où il faut être super vite. Être impulsif, c’est vu comme un défaut, mais pour nous, c’est une grande qualité en journalisme. Ce n’est pas un métier où on prend six mois à bâtir un produit, il y a un événement qui arrive à huit heures le matin, envoie-moi ton premier texte à neuf heures. Alors, entre huit heures et neuf heures, il faut que tu aies ramassé de l’information, que tu ailles sur le terrain, que tu interroges les témoins, que tu reviennes et que tu écrives ton histoire, tout cela en une heure. Ça prend du monde vite, on n’a pas le temps de penser trop et de se creuser la tête dans ce métier-là. C’est pourquoi je dis souvent qu’être impulsif ça devient une grande qualité pour nous et le côté TDAH peut nous aider aussi, car dans une journée, on peut te demander de travailler sur trois histoires différentes. Il faut que tu sois capable de passer d’une histoire à l’autre sans trop t’énerver et te casser la tête. Ensuite, on recherche des gens un petit peu légèrement obsessifs parce qu’il faut être obsessif du détail. C’est dans le détail qu’on se fait souvent avoir. Il faut avoir la qualité de poser toujours plus de questions pour avoir plus de détails. Évidemment, un bon français, c’est quand même une pas pire qualité. Il faut aussi avoir le sens de la nouvelle, c’est-à-dire être capable de trouver des histoires uniques dont personne n’a parlé encore. Quand on se rend compte que des gens ont toutes ces qualités-là, on les garde. »

JAC : Comment vient-on à juger de l’importance d’une nouvelle?

É.T. : « Chaque patron de section vient défendre ses histoires chaque jour et nous choisissons celles qui vont faire la une. Souvent, celui qui tranche, c’est le directeur de l’information ou moi. On se base sur l’originalité de la nouvelle, alors amenez-nous des histoires dont personne n’a parlé avant. Ensuite, l’importance de l’intérêt public, tout le temps, tous les jours, on se pose la question de l’intérêt public dans une histoire. Si c’est une histoire qui touche une personne, ce n’est pas certain que ça va être à la une, mais si ça touche beaucoup de monde, c’est différent. L’intérêt public et le caractère d’exclusivité, ce sont les deux critères qu’on regarde le plus pour décider de la une. »

JAC : Au bout du compte, une nouvelle négative va faire beaucoup plus de réactions qu’une nouvelle positive et les gens se plaignent souvent qu’il n’y a pas beaucoup de positif qui sort des médias, est-ce qu’il n’y aurait pas une priorisation de tout ce qui est un peu plus négatif?

É.T. : « On nous dit souvent qu’on fait trop de nouvelles négatives, nous, les journalistes et que ce n’est pas assez positif. On est très sensible à cela, si vous lisez La Presse+, on a développé une section qui s’appelle Pause et qui parle de la vie de tous les jours. Ça se veut quelque chose de plus positif et c’est pour répondre à cela qu’on a fait ça. Maintenant, dans les autres sections on est sensible à l’idée qu’il faut mettre du positif, donc on en met. On parle des succès des entreprises québécoises jour après jour dans la section affaires, dans les sports, on met en évidence chaque victoire, donc ce n’est pas vrai qu’on est si négatif que ça. Maintenant, je reviens avec l’idée de l’intérêt public, c’est certain que si on se mettait dans le cahier A à dire que tout ce que le gouvernement fait c’est bon et qu’il faut arrêter de le critiquer, on se ferait nous-mêmes dire qu’on ne fait pas notre travail. Comment je vous dis ça, c’est que si on écrit des articles plus positifs, ils sont moins lus que les articles négatifs. Les gens disent souvent ça, qu’on ne fait pas assez d’articles positifs, mais les articles positifs ne sont pas si lus que ça. Ce qui est vraiment lu, c’est quand on dénonce une situation qui est inacceptable, ça les gens vont vouloir la connaître, cette histoire-là. »

JAC : Donc, est-ce que c’est représentatif de la réalité, parce que souvent on va se baser sur les médias pour juger notre réalité, alors est-ce que ça signifie qu’il y a moins de bonnes nouvelles à traiter ou fait-on une discrimination?

É.T. : « Comme je disais, notre rôle, c’est d’abord de dénoncer ce qui ne marche pas, c’est ça notre rôle premier et on le fait. On reste tout de même sensible au fait, qu’effectivement, est-ce qu’on trompe la réalité? En lisant La Presse, est-ce qu’on a l’impression que tout va mal au Québec? Moi, je pense que non parce qu’on a vraiment sensibilisé nos équipes à parler aussi des choses qui vont bien. »

JAC : Tantôt, on parlait des enquêtes qui étaient réalisées justement par les journalistes comme nous, par exemple, à plus petite échelle. On ne peut pas se permettre de partir pendant des semaines pour faire des entrevues, alors comment est-ce qu’on peut au moins s’assurer qu’on a des sources fiables?

É.T. : « Une source fiable, c’est quelqu’un qui va te donner plus d’informations que juste te dire quelque chose à l’oreille. Tu vas demander des preuves, comme des documents ou encore demande à voir un deuxième témoin pour corroborer ce que la première personne va te dire à tout le moins. Donc, une seule source fiable tu ne peux pas, dès la première fois, te fier à ce qu’elle te dit et publier une histoire sur ça. Il faut aller chercher d’autres témoins et, surtout, ce qui est important, c’est d’aller voir aussi la personne sur qui on écrit pour avoir sa version de l’histoire. »

JAC : Est-ce qu’un journaliste peut, de nos jours, se contenter de faire de l’écriture sans aller toucher au monde des multimédias?

É.T. : « Oui, je dirais que la plupart de mes journalistes font juste de l’écriture. On ne fait presque pas de vidéos dans La Presse+ parce qu’on s’est rendu compte que nos lecteurs ne voulaient pas les regarder. Donc, dans les médias écrits, ce qui est important, c’est de savoir écrire. »

Alors, c’est tout pour cette entrevue, j’espère qu’elle vous aura été informative et vous aura permis de vous intéresser un peu plus au monde du journalisme. L’équipe du Journal d’Armand-Corbeil tient à remercier Éric Trottier d’avoir répondu à nos questions et de nous avoir permis de vivre cette expérience à La Presse. Si vous désirez en savoir davantage sur ce média, je vous invite à lire l’article de Gabrielle Hurteau à ce sujet.

 

 

Virginie Lessard


Source des photos :

Image mise en avant plan (logo de La Presse +) :

Éric Trottier : http://www.lapresse.ca/actualites/dossiers/inspiration-2014/201501/01/01-4832000-une-grande-cuvee.php

Les nouveaux locaux : http://a49montreal.com/en/portfolio/la-presse/

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